grand Jacques
après ce week-end de repos... où presque, puisque j'ai cousu à mort.... ah oui, j'avais peut-être oublié de le préciser, alors je le dis maintenant pour mes lecteurs internautes déçus de découvrir qu'il n'y avait pas d'histoire ce WE... c'est que que le WE je ne poste pas d'histoire... les histoires, c'est du lundi au vendredi... et aujourd'hui, c'est lundi, alors voici une histoire... et comme promis, l'histoire de grand Jacques, le mangeur d'œufs...
Grand Jacques.
C’est comme ça qu’on
l’appelait.
Était-ce sa taille qui avait déterminé ce surnom de
grand Jacques ? Rien n’était moins sûr.
Il mesurait un mètre
soixante-quinze, ce qui n’était pas particulièrement grand pour un homme. Il
était de ces gens insignifiants que personne ne remarque. Dans la rue, il
marchait courbé, la tête baissée, regardant le bout de ses chaussures. Quand
une personne venait à le bousculer, elle était surprise d’avoir rencontré sur
sa route un obstacle. Un obstacle qu’elle n’avait absolument pas vu et qui ne
s’offusquait nullement de cette bousculade. Au contraire, grand Jacques ne
faisait que se recroqueviller davantage.
Il se hâtait toujours de
rentrer chez lui. Où qu’il soit, quelle que soit la raison qui l’ait fait
sortir de chez lui, il se pressait pour rentrer. Il savait que chez lui, il
pourrait se redresser, dérouler son dos, lever la tête et enfin regarder droit
devant lui.
Et son regard s’arrêterait
sur une poêle. Une poêle petite. Une petite poêle rouge. Sa poêle préférée. Une
poêle tachée, usée qui sentait bon le beurre chaud et qu’il prenait soin de ne
jamais frotter très fort quand il la lavait. Il n’aurait même jamais voulu la
laver s’il avait pu. Il voulait qu’elle garde cette odeur de chaud, de gras,
d’œuf. D’œuf au plat. Les œufs au plat, c’était sa passion. Sa raison de vivre.
Il n’avait pas mangé deux œufs au plat identiques dans sa vie. Chaque œuf qu’il
avait cuisiné depuis l’âge de sept ans avait un goût unique. Le goût du
nouveau, de l’émerveillement renouvelé.
Enfin, il était arrivé chez
lui, dans sa cuisine. Il attrapa la poêle d’une main confiante. L’assurance
avait transformé son corps. Elle inondait la pièce. Grand Jacques irradiait de
bonheur tout simplement. Derrière sa poêle, il était le maître. Il dominait les
éléments.
D’abord, il allumait le gaz,
faisait craquer l’allumette pour en faire jaillir la flamme, et posait la poêle
sur le feu.
Puis le réfrigérateur, il
l’ouvrait pour prendre le beurre et l’œuf. Il coupait un morceau de beurre gros
comme une noix qu’il jetait dans la poêle. Puis, venait le moment le plus
délicieux, celui où il saisissait l’œuf. D’une main agile et ferme, il le
caressait pour bien sentir la froideur de sa coquille si lisse si parfaite.
Quoi de plus parfait qu’un œuf se disait-il ?
Dans un silence
mystique, seulement rompu par les crépitements accueillants du beurre dans la
poêle et d’un geste sec qu’il avait maintes et maintes fois reproduit, il
brisait la coquille contre le rebord de la poêle, et laissait s’étendre l’œuf
dans la poêle. Le blanc accaparait l’entière surface de la poêle tandis que le
jaune restait sagement au centre. Grand Jacques s’éloignait alors un instant.
Juste le temps d’aller dans sa salle de bains ouvrir les robinets d’eau chaude
et d’eau froide de la baignoire, pour y faire couler un bain. Il revenait
alors, pour saler l’œuf, y ajouter une pincée de noix de muscade et quelques
poignées de gruyère râpé. C’était presque prêt.
Il saisit une assiette
consacrée à l’œuf. Bleue nuit, la couleur idéale pour faire ressortir le blanc
et le jaune. Une fourchette et un couteau aussi. Il se déshabilla prestement et
en un instant se retrouva nu dans sa cuisine. Il fit glisser l’œuf de la poêle
à l’assiette et emporta le tout dans la salle de bains. Juste avant de se
plonger dans le bain, il mit un disque de musique classique. Il s’installa
confortablement, s’adossa contre un coussin gonflable qui faisait son bonheur
depuis qu’il l’avait ramené du supermarché, et prit l’assiette qu’il posa sur
une planche de bois maintenu par les bords de la baignoire. Il distribua son
couteau et sa fourchette à ses mains gauche et droite et dans un soupir
d’extase commença à couper dans le blanc.
C’est alors que la
sonnerie du téléphone retentit. Il croyait avoir pensé à tout. Il avait
complètement omis de débrancher le téléphone. Lui que l’on appelait pourtant si
rarement. Pourquoi fallait-il que ça sonne précisément à cet instant ? Cet
instant si privilégié si unique. Cet instant qu’il ne voulait partager avec
personne. Que pouvait-il faire ? Non, il ne décrocherait pas. Il ne
sacrifierait pas son œuf pour une conversation téléphonique. Oui, mais qui cela
pouvait-il être ? Et si c’était important ? Grand Jacques ne savait
absolument pas quoi faire. Il était tiraillé, il devenait sombre. De toute
façon maintenant tout était gâché. Son œuf continuait à refroidir sans lui
demander son avis. Le téléphone continuait à sonner avec une insistance
déprimante. Grand Jacques avait envie de pleurer. Il ne bougeait plus. Il ne
mangeait pas. Il regardait son œuf, les yeux embués de larmes. Il s’était
rembruni.
Ses jambes se
redressèrent, il souleva son pied pour sortir de la baignoire et accrocha la
planche en bois. L’assiette bascula dans l’eau. L’œuf était perdu, Grand
Jacques ne pourrait plus jamais le manger. L’œuf flottait à la surface de l’eau
tel un radeau ignorant les dangers du courant. Grand Jacques était interdit. Il
sortit de la salle de bains, la mine sombre et nu comme un ver. Machinalement, il
se dirigea vers le téléphone et décrocha le combiné.
Une voix féminine,
enjouée et mielleuse se fit entendre. Grand Jacques ne put que murmurer un
faible « allô ». La femme au bout du fil continuait à parler. Il
s’agissait de salles de bains. En voulait-il une neuve, équipée, pas chère?
Grand Jacques ne put répondre. La femme continuait à parler. Il raccrocha le
combiné effondré.
Il se dirigea vers la
cuisine, redressa ses épaules, attrapa une boite d’allumettes.
***