"Aux trois sorcières" suite et fin
Les agents municipaux de nettoyage avaient fait grève. Ils refusaient de travailler dans une telle insécurité. Tous avaient fini par démissionner. Et la rue était devenue une décharge publique. Les papiers s’entassaient. Les détritus volaient d’un pare-brise à l’autre. Les déchets devenaient véritablement encombrants. L’odeur était nauséabonde. Les rares personnes qui passaient dans la rue se bouchaient le nez avec un mouchoir. Les voitures étaient laissées à l’abandon. La rue était devenue un cimetière de voitures. Les voitures embouties par d’innombrables carambolages n’appartenaient plus à personne. Et personne ne s’en souciait guère. La plupart des habitants avaient fui la ville. Ils avaient mis toutes leurs affaires dans leur voiture et étaient partis le plus loin possible.
Les trois sorcières n’ignoraient pas cet état des choses, mais
continuaient invariablement d’ouvrir leur boutique tous les matins. De
nettoyer les jouets. D’épousseter les étagères. De laver les peluches.
Isolde continuait de se poster sur le pas de la porte et de surveiller
tout ce qui se passait au dehors. Ingrid faisait la cuisine et
concoctait de merveilleux petits plats. Elle inventait de nouvelles
recettes tous les jours. Milène tricotait et cousait des habits qu’elle
dessinait elle-même. Toutes trois avaient de l’occupation. Elles
s’étaient organisées ainsi et elles trouvaient cette organisation
relativement satisfaisante.
Les années s’écoulèrent ainsi. La ville avait été décrétée ville
fantôme. Cela n’ennuyait plus guère les trois sorcières. Lorsqu’un
jour, une voiture arriva en ville. Isolde, fidèle à son poste, observa
ce qui se passa. La voiture se rangea dans la rue devant la boutique.
Un homme en descendit. C’était un bel homme aux tempes grisonnantes. Il
avait fière allure. Il était bedonnant. Ses joues étaient rondes et
rouges. Il portait de petites lunettes rondes cerclées d’or. Il
traversa la rue et se dirigea tout droit vers la boutique des trois
sorcières. Il s’arrêta un instant pour lire l’enseigne. Quand il eût
fini il éclata de rire. D’un rire franc et jovial. Isolde sursauta.
Elle appela Ingrid et Milène. Toutes trois sur leur garde, se tinrent
prêtes à recevoir le visiteur. Elles se demandaient qui c’était, d’où
il pouvait venir, et ce qu’il leur voulait. L’homme n’était plus qu’à
quelques pas de la boutique. Il vit alors les trois sorcières pleines
de verrues qui le fixaient. Il les salua de la main. Un salut amical et
chaleureux. Les trois sorcières se jetèrent des coups d’œil intriguées.
Elles s’attendaient à tout sauf à ça. Elles s’attendaient à ce que
l’homme en les apercevant parte en courant. Ce ne fut pas le cas.
L’homme tendit le bras pour ouvrir la porte. Un carillon tinta. L’homme
entra dans la boutique et le vent souffla soulevant les feuilles mortes
sur son passage. Isolde s’écarta pour laisser passer l’homme bien en
chair. Il ouvrit la bouche et salua d’une voix tonitruante les trois
sorcières. Un sourire était accroché à ses lèvres. Isolde resta muette
de stupéfaction. Ingrid alors s’approcha de l’homme et le salua à son
tour. Elle lui demanda ce qu’il désirait. C’est alors qu’il se
présenta. Il dit qu’il venait de très loin dans le Nord. Et qu’il avait
un important travail à accomplir. Il devait livrer de très nombreux
jouets à des enfants du monde entier et son usine de jouets connaissait
quelques problèmes de logistique. Il dit qu’il était très scrupuleux et
qu’il avait parcouru la terre entière pour trouver des jouets
exceptionnels. Des jouets de grande qualité. Des jouets aux vertus
positives. A ces mots, Milène fondit en larmes. Voyant cela, l’homme
partit d’un éclat de rire incroyable qui fit trembler les arbres. Quand
il put enfin s’arrêter de rire, il fit le tour de la boutique et
revint vers les trois sorcières. Il déclara qu’il n’avait jamais vu de
tels jouets enchantés. Il déclara vouloir tous les acheter et en
commander encore plein d’autres. Il dit qu’il voulait traiter avec les
trois sorcières. Il voulait avoir à faire avec celles qui savaient si
bien prendre soin des jouets. Il les félicita et les étreignit. Ils se
mirent d’accord sur les dispositions à prendre et sur la façon dont ils
allaient travailler, puis il prit congé. Il avait encore une longue
route à faire. Il les salua et leur fit un dernier signe de la main
avant de remonter dans sa voiture. Il démarra et disparut au coin de la
rue. Isolde était encore tout émue de ce qu’il venait de se passer.
Milène ne s’arrêtait plus de pleurer. Elle dut sortir de la boutique
qui commençait à se remplir de ses larmes. Ingrid décida qu’il fallait
fêter ça et alla préparer un festin.
Les trois sorcières fêtèrent la visite de leur bienfaiteur avec
beaucoup de bulles. Elles étaient heureuses. Elles croyaient à nouveau
au pouvoir bienfaisant des jouets. Elles travaillèrent d’arrache-pied
pour fournir à leur commanditaire tout ce qu’il leur avait commandé.
Milène pleura quarante jours et quarante nuits avant de pouvoir
s’arrêter. Ses larmes se transformèrent en ruisseau, qui nettoya la
ville de toutes ses impuretés. Les rues étaient enfin redevenues des
rues dignes de ce nom. Le ruisseau avait creusé son chemin et
parcourait maintenant la ville en canaux. Des fleurs s’étaient même
mises à pousser sur les berges.
Un jour, des promeneurs qui s’étaient égarés arrivèrent jusqu’à la
ville des trois sorcières. Ils s’étonnèrent qu’une si jolie petite
ville soit décrétée ville fantôme. Ils la trouvèrent si charmante avec
ses canaux et ses fleurs qu’ils décidèrent de s’y installer. Les trois
sorcières ayant vu l’arrivée des étrangers n’osèrent pas ouvrir leur
boutique. Celle-ci resta fermée des jours durant. Mais l’un des
étrangers aperçut un jour du mouvement dans la boutique. Curieux, il
s’en approcha. Il frappa à la porte. Isolde était terrorisée. Elle
n’osa pas aller ouvrir. L’étranger insista. Ingrid finit par aller
ouvrir en baissant la tête. L’étranger sursauta. Puis il se présenta.
Il dit qu’il venait d’arriver en ville. Qu’il s’étonnait que cette
charmante ville soit déserte. Il s’enquit de l’activité des trois
sorcières. Quand il vit qu’elles tenaient une boutique de jouets, il
s’enthousiasma. Il partit en courant et bredouillant trois mots. Milène
recommença à pleurer.
Quelques instants plus tard, l’étranger revenait en tenant par la main un petit garçon.
***