les poules
ma nouvelle "Les poules" publiée dans le recueil collectif de nouvelles "Mères et filles" édité au Cherche midi en 2004...
Les poules étaient en grève.
Depuis plus de douze jours
aujourd’hui. Mais Marie ne le savait pas. Ou très peu. Marie devait faire un
gâteau. Pour Lili. Lili sa fille. Marie devait faire le gâteau d’anniversaire
de sa fille. Sa fille fêtait ses quatre ans. Elle était belle comme un cœur.
Elle adorait les gâteaux au chocolat que sa mère faisait. C’était une
tradition. Tous les ans, pour son anniversaire, Marie faisait un gâteau au
chocolat. Le gâteau au chocolat. Avec du chocolat. Et des œufs. Et du sucre. Et
de la farine.
Mais les poules étaient en
grève. Depuis douze jours. Il n’y avait plus un seul œuf sur le marché. Nulle
part. Marie ne s’était pas inquiétée. Elle avait continué à cuisiner comme
d’habitude. Marie était une cuisinière émérite. Poules au pot, coq au vin,
omelettes aux girolles. Elle avait utilisé ses derniers œufs pour une de ses
fameuses omelettes aux girolles. Une de celles qui faisaient frémir les
voisins, qui dans l’escalier humaient avec délectation ces évanescences.
Marie n’avait pas pris garde
à cette grève. A vrai dire, elle regardait peu la télévision. Elle s’en fichait
pas mal. Ce qui la préoccupait, c’était Lili. Sa jolie Lili. Une Lili d’amour.
Toute fraîche. Pleine de boucles. Des boucles châtain. Une Lili qui fêtait
bientôt ses quatre ans. Alors Marie pensait que ce n’était pas la peine
d’envahir sa petite Lili avec des tas d’informations superflues et
désagréables. Que pouvait Lili face au terrible typhon qui ravageait
l’Inde ? Que pouvait Lili contre les violences humaines et barbares qui
ensanglantaient sa télé ? Marie pensait que sa Lili devait fêter ses
quatre ans dans une innocente ignorance. Juste avec un gâteau. Au chocolat. Le
préféré. L’unique. Le gâteau au chocolat.
Mais Marie avait utilisé les
oeufs. Les six œufs. Pour son amant. Pour un dîner aux chandelles. Pour la
première fois. Depuis trois ans. Depuis le papa de Lili. Depuis l’accident.
Depuis que la semi-remorque l’avait tué. Un matin de mai. Particulièrement
froid. Il avait neigé toute la nuit. C’était rare. Si rare. Alors le papa de
Lili avait habillé Lili. Chaudement. Très. Et ils étaient sortis tous les deux.
Pour regarder la neige tomber. Et sentir le froid de l’hiver si inhabituel au
mois de mai. Lili avait ri. Comme une enfant. Une enfant qu’elle était. Un
bébé. Alors quand du bout de la rue, il l’avait vu arriver. La semi-remorque.
Le papa de Lili avait sursauté. Il a eu une intuition. Une intuition
hérissante. Une intuition qu’il refusait. Une intuition qui s’est rapproché. Le
camion patinait. Les pneus crissaient. Le papa de Lili a hurlé. Il s’est jeté
sur son bébé. Il l’a protégé. Il s’est sacrifié. L’enfant a pleuré. Le visage
de Lili était en sang. Le sang de son père. Marie a crié. Elle a couru dans la
neige a attrapé Lili et s’est détournée. Elle s’est dédiée à sa Lili. Alors son
gâteau d’anniversaire. Rien n’importait plus au monde.
Et ce premier rendez-vous
était une permission que s’était accordée Marie.
Elle avait fait un repas
simple. Juste une omelette aux girolles. Mais Marie ne savait pas que les
poules étaient en grève. Elle le savait, mais n’y croyait pas. Elle se disait
que ça n’allait pas durer. Tous les jours des manifestations. Tous les jours
des grèves. Cela faisait partie du paysage. Alors des poules qui faisaient
grève. Ça pouvait durer un jour. Ou deux ou même une semaine. Après tout, on
n’était pas obligé de manger des œufs. Alors Marie ne s’était pas préoccupé du
manque d’œufs dans son réfrigérateur. C’était une fine cuisinière. Elle était
organisée et rapide. Alors le gâteau au chocolat, elle le faisait juste la
veille au soir.
Et la veille était arrivée.
Et c’était la deuxième catastrophe de sa vie. Après la perte de son mari. Marie
est sortie faire des courses. Pour acheter des œufs. Au supermarché. Les rayons
étaient vides. Absolument vides. Pas un seul œuf. Mais Marie était pleine de
ressources. Elle connaissait tous les supermarchés de son quartier. Il lui
restait une heure avant la fermeture des supermarchés. Au deuxième supermarché,
l’inquiétude a commencé à l’envahir. Pas d’œufs. Ni au troisième. Ni au
quatrième. Au cinquième supermarché, Marie n’était plus que fébrilité et
angoisse. Elle s’est dirigée vers le rayon des œufs. Une boite ! Une
boite. La dernière. Elle a tendu le bras, mais une main s’est emparée de la
boite avant elle.
Une main poilue.
Une main cruelle.
Marie a protesté. C’était
pour Lili. Lili, enfant innocente sur qui le sang n’aurait jamais dû couler.
Pour Lili sa fille. Marie a arraché la boite d’œufs de la main. Mais la main
s’est débattue. A griffé. A frappé. Une main sans concessions. Une main
brutale. Une main ennemie. La boite a échappé à tout contrôle. Elle a lentement
entamé sa course vers le sol. Marie a plongé. Sans effet. Du jaune a éclaboussé
son visage. Son beau visage. Un visage de mère protectrice. Un visage de
madone. Marie a haï. Pour la deuxième fois de sa vie.
Elle avait haï la neige. La
neige qui aurait dû rester immaculée. Elle a haï les poules. Ces maudites
poules. Ces poules. De vulgaires pondeuses. Qui refusaient de pondre. Elles
revendiquaient quoi ? Marie n’en avait aucune idée. Elle s’est promis de
toutes les exterminer.
Elle a couru pour rentrer
chez elle. Elle a sonné chez la gardienne. Elle lui a supplié un œuf. Rien
qu’un. Pour le gâteau. Un petit gâteau. Mais un gâteau au chocolat. La
gardienne a secoué la tête. Pas d’œufs. Désolée madame. Marie a frappé à toutes
les portes. De tous les étages. Elle est arrivée devant la sienne. Un ange est
venu lui ouvrir. Lili. Qui demandait où était sa maman. Qui demandait si elle
n’avait pas oublié son gâteau au chocolat. Lili, qui ne savait pas que les
poules faisaient grève. Lili qui savait qu’il fallait des œufs pour faire un
gâteau au chocolat. Lili qui n’aurait pas son gâteau au chocolat. Marie a serré
Lili dans ses bras. Très fort. Lili s’est dégagée. C’était trop fort.
Elle est allée s’asseoir
devant la télé. Marie a regardé sa petite.
Sa fille.
Qui n’était plus si petite.
Sa Lili qui savait allumer la
télé. Sa petite qui regardait les yeux grands ouverts de drôles d’images. Des
poules. Des poules qui faisaient grève. Lili a demandé ce qu’était une grève.
Marie a refermé la porte d’entrée. Elle est venue s’asseoir à côté de sa fille.
Elle a commencé à lui expliquer. Elle lui a parlé des poules. Des œufs. De la
grève. Elle en a parlé. Ça l’a calmé.
Marie était calme. Lili
aussi.
Elle a osé. Lili a osé.
Elle a suggéré à sa maman de
faire une tarte aux poires. Pour son anniversaire. Lili aimait les poires.
Depuis hier.
***